Aborder la pandémie du SIDA dans le roman Young Adult “Aristote et Dante plongent dans les eaux du monde” de Benjamin Alire Sáenz

Publié en 2021 aux États-Unis et traduit de l’anglais en mai 2022, le roman pour jeunes adultes Aristote et Dante plongent dans les eaux du monde a été écrit par Benjamin Alire Sáenz. Il est le second volume de Aristote et Dante découvrent les secrets de l’univers et se déroule dans le courant des années 1988 et 1989 avec pour toile de fond la ville d’El Paso au Texas, à la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Situé huit ans après le premier cas de SIDA (Syndrome d’Immuno Déficience Acquise), détecté aux États-Unis en 1980, il fait de l’épidémie l’un de ces thèmes importants.

Bien que n’étant pas le seul roman de ce genre à traiter ou inclure cette thématique, il permet cependant d’aborder l’épidémie à la fois d’un côté historique ainsi que d’un côté plus introspectif, explorant les questions et peurs qui ont pu affecter ceux ayant vécu ces années difficiles.

Introduction du roman et de son contexte

Le roman relate l’histoire d’Aristote Mendoza et Dante Quintana, deux adolescents de seize ans au début d’une relation amoureuse. Le Texas étant un État du Sud, leur relation ne peut pas se vivre au grand jour, de par l’homophobie à laquelle ils pourraient faire face. Cependant, la ville d’El Paso se situe à la frontière du Mexique, proche du désert. Cet espace particulier sert de refuge aux protagonistes – un endroit dans lequel ils peuvent s’exprimer librement et expérimenter leurs liens naissants. Cet environnement est également le théâtre de racisme dans le roman, particulièrement envers la communauté hispanique qui représente une grande partie de la population de la ville³. En effet, cette thématique est bien présente et complexifie la vie des personnages. Seulement, ces deux jeunes hommes font également face à un aspect qui n’est que peu évoqué dans le premier roman : le Syndrome d’Immuno Déficience Acquise.

En 1981, les États-Unis font face à l’émergence d’un virus, le VIH, dont la transmission fut découverte comme s’établissant par échange de sang contaminé, via des transfusions, la réutilisation d’aiguilles, mais également par relations sexuelles non protégées, qui fut détecté dans un premier temps chez des hommes ayant des rapports sexuels sans protection avec d’autres hommes.

Diagnostiqué dans un premier temps au sein de communauté LGBTQI+, particulièrement chez les hommes gays et bisexuels, le SIDA fut amené à être appelé « gay cancer », stigmatisant ainsi cette population comme étant porteuse de la maladie. En particulier, les hommes bisexuels furent perçus comme transmettant le virus aux femmes après avoir été contaminés par d’autres hommes. En 1987, un an avant la période à laquelle le roman se déroule, les actions du groupe ACT UP (« AIDS Coalition To Unleash Power ») – un groupe manifestant contre le silence et l’inaction de l’État en ce qui concerne la recherche contre le SIDA et les mesures de préventions – se multiplient pour aller à l’encontre de la discrimination, mais également du silence et du tabou qui entouraient le diagnostic du SIDA, notamment à travers le slogan « SILENCE = DEATH ».

Ainsi, se déroulant au cours des années 1988 et 1989, l’intrigue s’inscrit dans un contexte relativement hostile pour toute personne faisant partie que la communauté LGBTQI+. Nous pourrions alors nous demander comment on peut écrire sur la place de la communauté LGBTQI+ dans un contexte dans lequel l’« AIDS crisis » (la crise du SIDA) fait rage ?

Aborder l’épidémie dans son contexte et évoquer les problématiques associées

Au cours de l’intrigue du roman, la pandémie du SIDA ainsi que le virus sont abordés de trois manières différentes. Premièrement, à travers les journaux télévisés diffusant les images des manifestations d’ACT UP, qui permettent de mettre en lumière la couverture médiatique de l’épidémie dans son contexte historique. Cette dernière prend un aspect anxiogène, lorsque perçue par Aristote qui se sent directement concerné du fait de son orientation sexuelle.

Deuxièmement, l’épidémie est évoquée à travers ses victimes, au nombre de trois dans le roman. Dans le cas d’une des victimes, la cause du décès, le SIDA, s’avère être remplacée par le cancer afin de dissimuler l’orientation sexuelle du jeune homme. Dans le contexte de la narration, cela pourrait signifier qu’un diagnostic du SIDA entraîne par association une sorte de « coming out ». Ainsi, afin de préserver la mémoire de ceux touchés par l’épidémie, les familles et proches dissimuleraient la véritable cause de leurs disparitions.

Enfin, le SIDA est une source d’introspection et d’angoisse pour les protagonistes qui se sentent en danger par rapport au virus.

Aspect symbolique et introspection

L’exposition aux actions d’ACT UP, d’abord lointaine et qui devient plus concrète à la fin du roman, pourrait signifier un cheminement de la prise de conscience vers une implication dans la lutte contre le SIDA et contre les discriminations et difficultés rencontrées par les séropositifs. Ces actions ont également un impact psychologique sur Aristote et Dante qui prennent conscience de l’ampleur des complications que leur relation pourrait rencontrer et de la stigmatisation à laquelle ils pourraient faire face si elle venait à être connue de tous.

Aristote et Dante plongent dans les eaux du monde inclut également dans sa narration un certain nombre de références intertextuelles tel que le tableau « Le radeau de la Méduse » de Théodore Géricault (1818), point de confluence pour les deux protagonistes à la clôture du roman. Dans cette œuvre, Aristote voit l’image de ceux qui tentent de résister et de survivre à des flots qui leur sont défavorables. Cette perception du tableau peut ainsi évoquer ce qui est nommé à quelques reprises dans le roman leurs « batailles» et celles de tous ceux qui tentent de se construire en étant différents des normes établies par leurs sociétés. De même, la manifestation d’ACT UP à Paris à la fin du roman évoque à Aristote un vers du poème « Do not go gentle into that good night » écrit par Dylan Thomas, qui peut être vu comme incitant les manifestants à ne pas arrêter de se battre contre la maladie. De cette manière, les efforts mis en place par ACT UP sont ainsi mis en valeur pour le lecteur.

Bien plus qu’aborder la maladie de manière scientifique et large, ce roman pour jeunes adultes permet donc aux lecteurs d’avoir accès à une représentation beaucoup plus intimiste des conséquences et menaces que représentent le SIDA. À l’image du slogan « SILENCE=DEATH » d’ACT UP, Benjamin Alire Sáenz semble donner une voix aux adolescents de la communauté LGBTQI+ à travers ses écrits, afin qu’ils puissent s’exprimer par eux-mêmes sur le sujet. De par ses pages, il insiste également sur l’importance de clamer haut et fort l’identité de ceux qui ont subi les conséquences de cette pandémie afin de contrer leur invisibilité et de faire entendre leurs noms.

[NB : la version originale, publiée sur le carnet de recherche des Éditions Universitaires d’Avignon, contient de nombreuses notes et une bibliographie : https://eua.hypotheses.org/10826].

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